SIMONE WEIL
un grand nom de la philosophie habita Bourges en 1935,
étant cette année là professeur de philosophie
au lycée de jeunes filles. Elle était née
à Paris (1909) , elle mourra de maladie au milieu de la
guerre à Ashford -UK- en 1943
Lorsqu'elle fut nommée professeur
de philosophie au lycée de jeunes filles de Bourges ,
Simone Weil n'était connue que de quelques initiés
: essentiellement d'anciens élèves du philosophe
Alain, qui l'avaient fréquentée en classe préparatoire
littéraire (khâgne puis hyppokhâgne) au lycée
Henri IV, à Paris, où il enseignait, ou ses anciens
condisciples de l'Ecole Normale Supérieure de la rue d'Ulm,
où elle fut l'une des premières femmes à
être admise, et peut être quelques syndicalistes
de la CGTU, ou quelques lecteurs de revues dans lesquelles elle
avait commencé à écrire. En effet son ouvre
n'allait être publiée, et donc connue, qu'après
la guerre, et donc après la mort de Simone Weil . Pour
autant cette quasi-inconnue ne laissait pas indifférents
celles et ceux qu'elle rencontrait, qu'elle irritait autant qu'elle
enthousiasmait. Nommée à la rentrée scolaire
de septembre 1935, elle ne resterait à Bourges qu\'une
année, habitant d'abord 8 rue d'Orléans, puis 7
place Gordaine , mais elle laisserait des souvenirs forts à
certains de ses élèves .
Si elle a marqué certains de ces élèves,
en revanche il n'est pas certain qu'elle ait été
marquée par l'année qu'elle passa à Bourges.
Mais sa vie fut trop brève, et trop intensément
remplie, pour qu'elle put éprouver de la nostalgie et
consacrer du temps à faire un retour sur soi et son passé.
Mais l'importance de l'ouvre, la singularité de la personne,
l'exemplarité du destin, l'osmose entre l'action et la
pensée, le courage et l'engagement portés à
l'incandescence, font de cette petite bonne femme sans grâce
un être exceptionnel dont il importe de préserver
la mémoire. Il serait peut être judicieux qu'à
l'occasion du centenaire de sa naissance la ville de Bourges
pensât à lui rendre hommage.
Simone Adophine Weil est née
à Paris, 19 boulevard de
Strasbourg, le 3 février 1909. Elle a un frère
aîné, André, né en 1906, mathématicien,
considéré comme l'enfant prodige de la famille
. Son père, médecin, Bernard Weil, issu d'une famille
juive alsacienne, qui a fuit l'Alsace-Lorraine après l'annexion
allemande de 1871, est mobilisé dans le service de Santé,
durant la première guerre mondiale, et affecté
à Neufchâteau où sa famille le suit. Malade,
il est ensuite convalescent à Menton, puis envoyé
à l'arrière, à Mayenne, en Algérie,
à Chartres, puis à Laval, où sa famille
le suit toujours, à l'exception de la période algérienne
où la famille réside à Paris.
En 1919, la guerre fini, la famille se réinstalle à
Paris, au 37 boulevard Saint Michel.
La scolarité de Simone est marquée
par des périodes au cours desquelles elle ne fréquente
pas d'établissements scolaires, en raison de problèmes
de santé, qui pourraient
avoir une participation psychique -on pourrait faire l'hypothèse,
à partir des informations en notre possesion, qu'elle
pourrait avoir présenté des troubles de l'ordre
d'une anorexie mentale-.
En 1919, elle fréquente le lycée Fénelon,
puis avant la fin de l'année scolaire, ne le fréquente
plus, bénéficiant d'une scolarité à
domicile avec des cours particuliers, jusqu'en octobre 1921 où
elle revient au lycée Fénelon, pour un trimestre,
fréquentant le collège Sévigné, durant
le second trimestre, avant d'avoir à nouveau une scolarité
à domicile durant le troisième trimestre, avec
notamment des cours de grec et piano. Elle effectue son année
scolaire 1922 au lycée Fénelon, y commence l'année
1923, et en cours d'année intègre le lycée
Duruy, où elle aura René Le Senne (inventeur de
la caractérologie, qui sera par la suite titulaire de
la chaire de philosophie morale à la Sorbonne, et auquel
succédera Vladimir Jankélévitch ). Elle
sera bachelière en juin 1925, et entrera en Octobre 1925
à la Khâgne du lycée Henri IV, où
enseigne le philosophe Alain, qui la surnommera « La Martienne
». Elle prépare le concours de l'Ecole Normale Supérieure,
auquel elle est reçue 6ème en 1928, seule jeune
fille de sa promotion. Dans son dossier d'inscription à
l'école, Alain avait écrit : « Excellente
élève ; force d'esprit peu commune ; ample culture
; réussira brillamment si elle ne s'engage pas dans des
chemins obscurs ; dans tous les cas sera remarquée ».
En mai 1929, tandis qu'elle suit son cursus
à l'Ecole Normale Supérieure, la famille déménage
rue Auguste Comte, dans un appartement acheté par les
parents.
A l'Ecole Normale Supérieure, Simone Weil, surnommée
« la vierge rouge » par le directeur Célestin
Bouglé , qui la décrit comme un mélange
d'anarchisme et de calotine, ne fait pas l'unanimité,
ni auprès du corps enseignant, ni auprès des autres
élèves, dont Claude Jamet . En 1933 elle fut d'ailleurs
brocardée dans la revue de fin d'année de l'école
à cause de son militantisme.
On peut comprendre qu'elle irritait, car elle mit plusieurs fois
les universitaires en difficulté. Ainsi Célestin
Bouglé, directeur de l'école, qui avait versé
20frs à une quête qu'elle faisait pour les chômeurs,
et qui avait demandé l'anonymat sur son don, qui lut cette
affiche : « suivez l'exemple de votre directeur, donnez
anonymement à la caisse du chômage » ! Une
de ses condisciples, Simone de Beauvoir, qu'on n'imagine pourtant
pas bégueule, écrira dans ses « mémoires
d'une jeune fille rangée » : « Tout en préparant
normale, elle passait à la Sorbonne les mêmes certificats
que moi. Elle déambulait dans la cour de la Sorbonne escortée
par une bande d'anciens élèves d'Alain. Je réussis
un jour à l'approcher. Je ne sais plus comment la conversation
s'engagea : elle déclara d'un ton tranchant qu'une seule
chose comptait aujourd'hui sur terre, la révolution qui
donnerai à manger à tout le monde. Je rétorquai,
de façon non moins péremptoire que le problème
n'était pas de faire le bonheur des hommes, mais de trouver
un sens à leur existence. Elle me toisa : on voit bien
que vous n'avez jamais eu faim, dit-elle ! Nos relations s'arrêtèrent
là ». Son autre condisciple, Henri Quéffélec
écrira dans « un breton bien tranquille »
: « j'ai croisé la toute petite Simone Weil cent
fois dans les couloirs de l'école. J'en parle avec une
humilité profonde, presqu'honteuse : je n'ai jamais deviné
le bonheur qui était le mien. Je trouvais ridicule son
allure anti-féminine, un tel dédain de la grâce
».
Cependant son intérêt pour
la classe ouvrière et laborieuse n'est pas qu'intellectuel. Elle participe à la fondation d'une université
populaire dans une école communale de la rue Falguière,
fréquentée surtout par des cheminots, où
elle enseigne presque tout. Elle s'engage encore plus totalement
auprès des ouvriers, et souhaite partager leurs épreuves,
et connaître leur condition de l'intérieur. C'est
ainsi que durant les vacances d'été 1929 elle travaille
dans les champs à Marnoz, dans le Jura.
En 1930 elle obtient son diplôme d'études supérieures
en philosophie, avec une note de 11/20, mise par le Professeur
Léon Brunschwig , qui écrira « intelligence
repliée sur elle-même et peu disposée à
sortir de la monade qu'elle s'est peut être artificiellement
construite ». En clair il la décrit comme quelque
peu délirante. Ceci ne l'empêche pas d'obtenir en
1931 l'agrégation de philosophie, où elle est reçue
7ème. Célestin Bouglé, avant l'agrégation,
prédisant son échec, disait « untel et untel
seront reçus, quant à la vierge rouge on la laissera
en paix préparer des bombes pour le grand soir ».
Et après son succès il dira : « on mettra
la vierge rouge le plus loin possible de façon à
ne plus entendre parler d'elle ». Ce sera le Puy en Velay,
et on entendra parler d'elle.
En 1930 elle commence à éprouver le début
de terribles maux de tête. Elle cherche alors à
dépasser son corps, à le soumettre à sa
volonté, et pratique du rugby, de la course à pied,
du saut en hauteur.
Au cours des vacances d'été de 1930 elle voyage
en Allemagne et analyse avec lucidité les évolutions
qui s'annoncent, ce dont témoignera plus tard, lorsqu'il
sera publié, son ouvrage « les besoins de l'âme
».
Au mois de septembre 1930 elle est nommée professeur
de philosophie au Puy en Velay. Elle y entre en contact avec
des syndicalistes de Saint Etienne, de la CGTU, et on demande
son remplacement en raison de ses opinions politiques, car elle
a accompagné des chômeurs à une séance
du conseil municipal où elle s'est faite leur porte-parole.
A la rentrée suivante elle est nommée à
Auxerre. Elle peut alors plus facilement fréquenter Paris,
où elle est inscrite à la 14ème section
parisienne de la Ligue des droits de l'homme, tentant d'en prendre
le contrôle,, contre Victor Bash, après avoir fait
adhérer parents et amis. A la rentrée suivante,
en septembre 1933, elle est nommée à Roanne. En
décembre 1933 elle rencontre Trotsky. A la rentrée
1934 elle demande une année sabbatique pour travailler
en usine, toujours dans le but de partager la condition ouvrière.
Elle écrit d'ailleurs « le malheur des autres est
entrée dans ma chair et dans mon âme ». Du
4 décembre 1934 au 5 avril 1935, elle travaille à
l'usine Alsthom, puis du 6 juin au 31 juillet 1935, à
la chaîne dans l'usine Renault de Boulogne Billancourt.
Mais sa santé fragile l'empêche de poursuivre plus
longtemps cette expérience. A l'été 1935
elle voyage en Espagne et au Portugal. Au Portugal, partageant
la vie des habitants d'un village de pêcheurs, elle ressent
les premiers élans d'une grâce divine, et elle se
rapproche du Christianisme parce qu'il est d'abord historiquement,
à ses origines, une religion des esclaves, la religion
des pauvres contre la religion des puissants et des possédants.
A la rentrée 1935 elle est nommée professeur de
philosophie à Bourges. A peine nommée professeur
elle s'engage dans les rangs du syndicalisme enseignant, notamment
auprès de la FUE (Fédération Unitaire de
l'Enseignement), organiquement liée à la CGT. Elle
écrit alors dans la revue « l'école émancipée
». Son engagement social n'est pas que purement verbal,
puisqu'elle donne la majeure partie de ses revenus aux nécessiteux,
imitant Saint François d'Assise. Sur le plan politique
on pourrait alors la qualifier de « communiste anti-stalinienne
», participant notamment au Cercle Communiste Démocratique
de Boris Souvarine.
Le 8 août 1936 elle gagne l'Espagne, pour partager la cause
Républicaine après le coup d'Etat du 17 juillet,
et contribuer à la lutte contre les franquistes. Elle
est de retour à Paris le 25 septembre, rapatriée
sanitaire après un accident, au cours duquel elle s'est
gravement brûlée.
D'avril 1937 à juin 1938, elle voyage en Italie. A la
rentrée suivante elle est nommée à Saint
Quentin.
Le 17 avril 1938, le jour de Pâques elle se trouve à
l'abbaye de Solesmes, dans une quête d'absolu, que la philosophie,
ni son immersion dans la classe ouvrière, ne lui ont pas
jusqu'alors apporté. Elle commence à opérer
une évolution visible vers le christianisme, qui va aller
s'accentuant, au fur et à mesure de la montée des
périls. Elle estime alors que « la passion du Christ
est entrée en moi », et elle cherche à en
éprouver les stigmates dans son corps.
Pacifiste lorsqu'elle se trouvait à
l'Ecole Normale Supérieure (comme
bon nombre d'anciens élèves d'Alain, -qui se partageront
entre la collaboration et la résistance, le plus emblématique
d'entre eux étant peut être l'écrivain Jean
Prévost, tué dans les combats du maquis du Vercors-),
ayant applaudi aux accords de Munich, elle change de camps après
l'invasion de la Tchécoslovaquie par les allemands, et
en appelle à la lutte armée contre Hitler. Dans
une lettre envoyée au philosophe Alain en 1941, elle écrit
: « A la fin de juin 1940, j'avais présente à
l'esprit une formule d'un de vos propos sur l'attitude qu'auraient
des pacifistes si leur pays était dans l'état où
est à présent le notre. J'ai résolu dès
ce mois de juin, non sans délibération intérieure
- d'adopter une attitude contraire à la votre, et d'être
pour la guerre, puisqu'il faut choisir ».
Le 14 juin 1940, peu avant l'entrée
des allemands à Paris, Simone et sa famille fuient la
ville ; premier arrêt Nevers
; deuxième arrêt Vichy ; 3ème arrêt
Toulouse ; puis la famille s'installe à Marseille. Puis
au printemps 1941 elle rencontre Lanza del Vasto, après
avoir participé à une réunion de la JOC.
Puis à l'été 1941 elle séjourne chez
le philosophe chrétien Gustave Thibon, en Ardèche,
qui lui fait découvrir Saint Jean de la Croix. Puis elle
fait les vendanges, avant de séjourner au printemps 1942
à l'abbaye d'En Calcat, dans le Tarn. De Marseille, les
Weil arrivent le 14 mai 1942 à gagner Casablanca, d'où
ils réussisent à gagner New York le 7 juin 1942.
Mais Simone tient à partager au plus près les souffrances
de ceux qui vivent l'occupation et elle débarque à
Liverpool le 25 novembre 1942. Elle entre en contact avec
la France libre, devient quelques temps la secrétaire
d'André Philip, retrouve Maurice Schuman, son condisciple
de l'ENS, mais veut partager la souffrance et désire travailler
en usine. Tout en vivant la condition ouvrière, elle rédige
« sa profession de foi ». Partager les souffrances
signifie pour elle aussi mortifier son corps, comme les prisonniers,
internés, déportés, des pays occupés,
et elle se laisse mourir de faim. La sous-alimentation aggrave
les effets d'une tuberculose Le 24 août 1943, près
de Londres, au sanatorium d'Asford où elle a été
transportée huit jours plus tôt,, elle entre dans
le coma vers 17h, et décède le même jour
à 22h30.
De son vivant elle n'a écrit
que des articles. C'est après sa mort qu'on découvrira
et publiera son oeuvre. C'est Albert
Camus qui le fera à partir des manuscrits qu'elle avait
confiés à Gustave Thibon. Ainsi c'est en 1947 que
sera publié l'ouvrage « la pesanteur et la grâce
», 1949 que sera publié « l'enracinement »,
1951 que sera publié « La condition ouvrière
», 1955 les « réflexions sur les causes de
la liberté et de l'oppression sociale », 1960 les
« écrits historiques et politiques ».
Sa philosophie est tournée vers
la quête du bien, qui ne peut se trouver qu'à travers
le détachement vis-à-vis des choses matérielles,
et c'est la figure du Christ, en tant que pauvre et souffrant,
qui devient progressivement l'incarnation de cette notion, dont
on s'approche en partageant le destin des plus pauvres, des malheureux,
des malades, de ceux qui souffrent, bref, dans un premier temps
des travailleurs, puis des persécutés. Sa philosophie
passe d'abord par un engagement politique révolutionnaire,
avant de ce tourner vers le christianisme, de type franciscain,
puis dans un tête à tête mystique où
affleure le carmel de Sainte thérèse d'Avila. Elle
n'ira cependant pas jusqu'à se convertir. En effet elle
ne veut pas adhérer par le baptême à une
église visible, d'autant que toute institutionnalisation
pourrait faire barrage à sa recherche d'absolu. Elle reste
donc au seuil de l'église catholique officielle, comme
Bergson, mais lui par opportunisme, pour ne pas abandonner ses
coreligionnaires persécutés, et elle par idéalisme.
Ce bien qu'elle recherche s'oppose au malheur qui provient selon
elle de l'absurdité de la condition humaine, d'un homme
déraciné, déchu, non pas du fait du péché
originel, mais à cause de son désir de possession
et de relégation de l'exigence spirituelle derrière
le souci de l'accumulation de biens matériels. L'accumulation
du capital, le capitalisme, est donc assimilable au péché
originel dans l'ordre de la société. Il faut donc
en quelque sorte racheter la société par l'expérience
mystique, lui montrer, à travers l'abnégation de
quelques uns, qu'une autre voie est possible, selon une méthode
analogique où individuellement la purification de l'âme
anticipe la libération sociale. C'est ce qu'elle exprime
dans l'ouvrage paru en 1950 « l'attente de Dieu ».
S'anéantir soi-même, jusqu'au sacrifice physique,
permet de s'élever dans l'impersonnel, non vers le salut,
mais vers le renoncement, qui permet de retrouver l'essentiel.
ainsi écrit-elle « Si nous gardons sans cesse présente
à l'esprit la pensée d\'un ordre humain véritable,
si nous y pensons comme à un objet auquel on doit le sacrifice
total quand l\'occasion se présente, nous serons dans
la situation d'un homme qui marche dans la nuit sans guide, mais
en pensant sans cesse à la direction qu\'il veut suivre.
Pour un tel voyageur, il y a une grande espérance ».
En quelque sorte la vie n'est qu'accomplissement par la mort,
déjà la mort aux choses matérielles de ce
monde, qui donne tout son sens à l'existence.
Peut-on dire que cette philosophie du renoncement, de l'anéantissement
de l'individu singulier, sensible, de l'individu de chair, de
sang, de passion, de plaisir, est un sommet du stoïcisme
? Il y a en tout cas une fascination de la mort, considérée
comme rédemptrice et libératrice, en même
temps que liberté absolue, une composante tragique qui
est aussi une quête de sens dans un monde régi par
l'absurde ou l'implacable déterminisme du matérialisme
économique. une loi du rappelle aussi certains thèmes
de la philosophie de l'absurde développée par elle
est plutôt philosophe de la mort, car c'est dans cette
mort, choisie, voulue, dans le dénouement, renoncement
aux plaisirs de la vie, puis à la vie, que se situe pour
elle la dignité de l'homme. C'est par le malheur qu'on
peut se décréer, et retrouver l'essence même
de l'homme, de la création originaire, de l'homme-image
de Dieu, dans toute sa pureté et toute sa perfection.
Signé Alain Vernet
email: alain.vernet7@orange.fr