Lorsqu'au début
des années 1990, il fut question de ramener à Bourges
les restes du "jubé" de la Cathédrale
Saint Etienne, on ne peut pas dire que l'information mobilisa
les foules. Hormis quelques érudits ou passionnés
des vieilles pierres et du patrimoine religieux local, bien peu
de berrichons savaient ce qu'était un "jubé"
? Cet article de L'Encyclopédie de Bourges veut être
une contribution à cette lacune que constitue pour beaucoup
d'entre nous, la méconnaissance d'un "jubé".
Définir
un jubé
Sans vouloir être compliqué,
un jubé, c'est en fait une sorte de grande clôture
qui coupait une église en deux parties. La partie comprenant
la nef, où se trouvaient les fidèles était
séparée par une "grille" de fer, de bois
ou de pierre, et de l'autre côté, dans le chur
se trouvaient les chanoines qui officiaient.
Le nom est assez curieux, on cherche dans ce mot jubé,
un acronyme comme SNCF, ce pourrait être Juste Un Bien
Etre
. Et bien non, c'est beaucoup plus subtil. Les chanoines
récitaient l'évangile et l'épître
et montaient sur le jubé pour que la foule des fidèles
puissent les voir et ils commençaient leur propos par
ces mots " Jube, domine, benedicere", ce que
chacun d'entre nous a traduit par " Ordonne, Seigneur, de
bénir" ou plus simplement "Veuillez, seigneur,
me bénir". Et c'est ainsi que la barrière
prit le nom du premier mot employé par les chanoines de
la cathédrale
.
Le
jubé de Bourges
Nous sommes au XIIIe siècle, date
de la construction de l'édifice de Bourges et à
cette époque, les fidèles ne participaient pas
aux Offices, depuis le Concile de Latran en 1215, ils devaient
communier une fois par an. Et donc ils n'avaient pas beaucoup
de possibilité pour admirer ce jubé. En fait il
s'agissait une rangées d'arcatures avec au dessus une
tribune. Le jubé de Bourges était en pierre et
comportait de très nombreuses sculptures. Il barrait la
cathédrale sur toute sa largeur et revenait sur les côtés.
Une longueur totale de 18 mètres il avait une hauteur
impressionnante de près de 7 mètres.
Comment
dater le jubé de Bourges ?
C'est une opération assez délicate
que de vouloir dater la construction de ce jubé. Viollet
le Duc avançait le début du XIV e siècle,
alors que Robert Gauchery optait pour 1240/1250. Une fois encore
c'est Jean Yves Ribault qui travaillera sur le sujet et, en 1995,
il écrira que le jubé, selon les documents de l'époque
était en place en 1237, il daterait donc de 1235.
La suite de la vie de notre jubé
est particulièrement tragique ! Si en 1424, on lui pose
sur sa gauche en entrant une horloge astronomique unique en Europe
et uvre du chanoine Fusoris, le reste de la carrière
de ce jubé est peu enviable. En 1562, en pleine guerre
de religion, les hommes du comte de Montgoméry décapitent
les têtes et autres sculptures du jubé.
Il faut attendre un siècle pour que débute une
difficile restauration qui commence précisément
en 1653, c'est l'uvre d'un artiste de Gien qui refait les
têtes en plâtre
..
On attend encore un siècle et en février 1758,
les chanoines décident de détruire cet édifice
qui ne correspond plus aux goûts de l'époque. C'est
un problème de liturgie, à la suite du Concile
de Trente, il semble préférable de faire participer
les fidèles à l'office et en enlevant cette barrière,
ils voient enfin ce qui se passe derrière
.. Il était
temps !
Les pierres du jubé placées
un jour sur un lieu sacré ne peuvent pas être mises
n'importe ou, on ne peut pas en faire des cailloux pour les routes.
Il faut impérativement les laisser sur place. Alors, les
grandes pierres sont retaillées et servent à des
aménagements de la cathédrale comme clôture
du chur et d'autres sont enfouies sous la cathédrale.
Lorsqu'en 1850, l'archevêque Du Pont
veut réaménager le chur, on creuse, on creuse
.
Et on retrouve des pierres du jubé, aussi lorsqu'en 1894,
pour installer le chauffage de la cathédrale, on ouvre
une "voie ferrée"
nul n'est surpris de
retrouver encore 450 fragments du jubé sous le chur
.
Puis au fil des travaux depuis un siècle on récupère
quelques sculptures ou une rosace.
La démolition du jubé ne
fut pas une action propre à la cathédrale de Bourges.
D'autres jubés, à Amiens, Paris et Chartres ont
subi le même sort. Il reste très peu de jubé
de ce type en France. On connaît celui d'Albi, lui aussi
en pierres, il est magnifiquement ajouré et date du XV
e siècle. D'autres, comme à Troyes ou à
La Chaise Dieu sont en bois.
L'exil
à Paris puis le retour du jubé
Les pièces du jubé retrouvées
à Bourges furent placées contre le mur de la crypte,
jusqu'au jour où le Louvre demanda et obtint les quatre
plus belles pièces, malgré l'opposition de la Ville
et de son conseil municipal.
Bourges perd ainsi l'essentiel de son jubé et au Louvre
qui possède tant et tant de pièces en provenance
du monde entier, les fragments berrichons ne sont guère
mis en valeur.
Aussi, la surprise est-elle de taille lorsqu'en 1962, le Louvre
organise une grande exposition intitulée "cathédrale"
et notre jubé figure en bonne position.
André Malraux sollicité, est alors ministre de
la culture et il demande que les pièces du jubé
retournent à Bourges.
Ce sera fait dans les meilleurs délais
de l'administration
. C'est à dire 32 ans plus tard
! Il faut être juste, en 1975, une chercheuse, madame Fabienne
Joubert réalise un travail essentiel, elle fait l'inventaire
et l'étude archéologique de tous les fragments
que l'on attribue au jubé. Travail de bénédictin,
il apporte des informations importantes sur les sculptures et
leur signification. Cette chercheuse pense qu'il ne reste que
25% d'incertitude sur le positionnement et l'interprétation
des pièces.
Enfin, en avril 1994, une grande exposition
du jubé se déroule au Louvre, que j'ai mis quelque
temps à découvrir dans les méandres des
couloirs du musée tant le Louvre est compliqué
.
Et en octobre 1994, comme l'avait demandé Malraux le jubé
revient dans la cathédrale de Bourges où il est
installé provisoirement dans la crypte suivant une muséographie
très correcte.
Depuis, et de manière régulière selon les
humeurs des ministres de la culture ou de leur entourage, il
est demandé de placer le jubé au Palais Jacques
Cur, nul ne sait pourquoi, ou encore de construire un musée
de l'Oeuvre jouxtant la crypte de la cathédrale
..
Que lire
sur le jubé ?
Le jubé, comme le montre les reproductions
actuelles est formé d'arcades. Elles sont réalisées
en pierre, elles portent des rosaces mais aussi de très
nombreuses scènes de la vie de Jésus. En particulier
l'accent est mis sur la fin du Christ. On retrouve dans une continuité
exceptionnelle le complot et les 30 deniers de Judas, on pourrait
presque distinguer les pièces de monnaie et voir que ce
sont pas encore des euros. C'est le baiser de Judas à
Jésus suivi de Ponce Pilate et de la servante, avec un
fait rare : le romain ne se lave pas les mains !
Plus loin la flagellation, la montée au calvaire avec
de petits cabochons certains comprenant des symboles curieux
voir mystérieux. Ainsi, ces fleurs de lys, ou les châteaux
à 3 tours représentant la Castille. La question
posée est simple : Blanche de Castille aurait-elle donné
de l'argent pour édifier le Jubé ? Les recherches
continuent. Ce calvaire est un chef d'uvre dans sa composition
et dans la richesse de la sculpture.
Si on ne les distingue plus beaucoup aujourd'hui, la majorité
des pièces du jubé étaient peintes. Ce moyen
âge que l'on considère souvent comme gris et triste,
était particulièrement coloré. Les cathédrales
étaient peintes, tout comme les maisons des villes. Le
jubé semble avoir eu comme couleur dominante l'orange,
une teinte chaude ce qui est assez cocasse aujourd'hui. On a
retrouvé 5 à 6 couches de peintures successives,
un peu comme la tour Eiffel.
Parmi les pièces
exceptionnelles du jubé figurent deux éléments
: le gardien endormi, en cote de maille pour être dans
l'actualité du XIII e siècle et la marmite de l'Enfer.
Comme au portail du jugement dernier on note dans la bouche du
diable ou la marmite de l'Enfer, une belle dame, un évêque
et deux moines. Au dessus, deux grosses mains tassent les têtes.
Ce qui fait conter à la très compétente
guide conférencière des monuments historiques faisant
visiter la crypte, cette anecdote : " Au XIX e siècle,
un archevêque fait visiter cette partie du jubé
à un cardinal de passage à Bourges. Il lui montre
l'archevêque aux portes de l'Enfer, et son interlocuteur
de lui faire remarquer que fort heureusement il n'y a pas de
cardinaux
..
Ils sont déjà au fond réplique habilement
notre archevêque".
Ainsi 480 pièces du jubé
sont visibles depuis 10 ans dans la crypte de la cathédrale
de Bourges, et les explications sur ce type de monument sont
intéressantes. Peut-être qu'un jour, les autres
fragments seront-ils retrouvés à l'occasion de
travaux, complétant ainsi le petit jeu. Il faut constater
l'absence presque totale d'éléments sur la représentation
du jubé telle qu'elle était à l'origine.
On découvre dans les Très Riches Heures du duc
de Berry, de Jean Colomb une miniature représentant une
partie du jubé, puis plus tard, un dessin de Martelange
au XVIIe siècle. Quant aux gravures, il faut se méfier
de tout, celles de cette époque dessinent 9 arcades alors
qu'il y en avait 11. Dans les années 1990, une représentation
virtuelle a été réalisée par Aérospatiale,
au titre du mécénat d'entreprise et il est possible
aujourd'hui de voir le jubé en détail et en couleur
dans la cathédrale Saint Etienne de Bourges
. en
vidéo.
Pour en savoir plus : "Le jubé
de Bourges", dans les dossiers du Louvre par Fabienne Joubert
(réunion des monuments nationaux)
Merci aux guides conférenciers de la cathédrale
de Bourges.